Discours introductif des Journées d'étude "Hommage à Ignace Meyerson"

Par Bruno Fondeville le 23 novembre 2023
 
Ignace MEYERSON nous a quitté le 17 novembre 1983, à l’âge de 95 ans, il y a 40 ans, quasiment jour pour jour. Avec Ania BEAUMATIN, nous avons voulu organiser à cette occasion des journées d’études sous la forme d’un hommage. Un hommage à la grande figure intellectuelle des sciences sociales et humaines qu’il a été, mais aussi un hommage à ses engagements dans la vie universitaire toulousaine et, durant la guerre, dans la résistance.
Cet hommage ne s’écrit pas sur une page blanche : nous voudrions le situer dans la continuité de tous ceux qui ont œuvré à faire connaitre la psychologie historique de MEYERSON.
 
  • Son premier cercle bien sûr, nous pensons immédiatement au travail entrepris par Jean-Pierre VERNANT à la fin des années 1980 pour réunir les productions d’Ignace MEYERSON, alors dispersées dans plusieurs revues, dans un seul et même ouvrage, Les écrits. Pour une psychologie historique.
  • Nous pensons aussi à toutes les personnes qui ont constitué, avec l’aide de Claire BRESSON, le fonds des archives Ignace MEYERSON (Thérèse CHARMASSON, Daniel DEMÉLLIER, Françoise PAROT et Geneviève VERMÈS), ce fonds constitue une ressource impressionnante pour tous ceux qui s’intéressent à son travail.

Nous pensons également :
  • à Françoise PAROT, qui a rassemblé et diffusé les cours dispensés par MEYERSON,
  • à ceux et celles qui ont contribué au fameux hommage qui lui avait été rendu en mars 1995, et qui avait été publié aux PUF en 1996 sous le titre Pour une psychologie historique,
  • au travail de Riccardo DI DONATO, au début des années 1990, notamment à sa postface des Fonctions psychologiques et des œuvres,
  • et plus récemment encore, aux écrits de Frédéric FRUTEAU de LACLOS, de Noemi PIZZARROSO LOPEZ et d’Isabelle GOUARNE, que vous pourrez entendre dans quelques instants.
Alors, quelle signification donner à ces journées d’études ? Le travail de connaissance sur Ignace MEYERSON et la psychologie historique a déjà été largement accompli. En nous inscrivant dans la lignée de ces travaux, nous avons souhaité orienter cet hommage dans trois directions.
photo JEM 8 Nous avons d’abord voulu nous intéresser à la période toulousaine de MEYERSON, elle s’étale de 1940 à 1951.
Meyerson et Toulouse, c’est avant tout l’histoire d’un exil forcé.
Quelques repères chronologiques :

MEYERSON est Juif et en juin 1940, alors que le Nord de la France est occupé par les allemands, il quitte Paris et se repli à Toulouse. Il demande alors son rattachement temporaire à la Faculté des Lettres de Toulouse pour enseigner la psychologie, rattachement qu’il obtiendra en octobre. Mais très rapidement, en décembre 1940, il tombe sous le coup des lois raciales de Vichy et est relevé de ses fonctions. Il poursuivra alors son enseignement dans la clandestinité.
S’ouvre alors une période particulièrement éprouvante. Jean-Pierre VERNANT, s’appuyant sur des textes écrits par MEYERSON en mars 1941 (Vernant, 1996), décrit un homme profondément marqué et seul, en « crise », en plein « désarroi ».
MEYERSON sera réintégré à la faculté de Toulouse en 1945. Mais dès la fin de la guerre, il a une idée en tête : regagner Paris pour y développer le programme de la psychologie historique. « Je suis de plus en plus dépaysé à Toulouse, il est temps que je m’en aille d’ici » écrit-il par exemple à Philippe MALRIEU en 1948.
On le sait, ce chemin sera semé d’embuches, et MEYERSON devra patienter jusqu’en 1951 pour réaliser son projet.


Un exil forcé, une aspiration à rejoindre Paris au plus vite, ceux d’entre vous qui ne connaissent pas l’histoire de MEYERSON pourraient bien se demander si cette période toulousaine méritait vraiment des journées d’études.
En fait, cette parenthèse toulousaine est loin de marquer la suspension des activités de MEYERSON. Nous sommes au contraire frappés par la vitalité qui se dégage de l’homme au cours de ces années, animé d’une « volonté d’agir » qui « cristallise », selon les mots de BAUBION-BROYE, je le cite, « son rejet des pauvres résignations devant des horizons qui ont été vidés d’espérances. Elle (Cette volonté) tient par un attachement aux valeurs qui, pour lui, fondent l’humain » (2019, p.139).
Pendant toute la durée de la guerre, MEYERSON multiplie les initiatives.
  • Il crée la Société toulousaine d’études psychologiques (mai 1941) et fédère autour de lui des universitaires issus de différentes disciplines (Jean-Pierre VERNANT bien sûr, mais encore le philosophe Vladimir JANKELEVITCH, le sociologue Georges FRIEDMANN, le géographe Jean FAUCHER, le professeur de littérature Raymond NAVES),
  • il se rapproche de certains membres de l’Institut Catholique de Toulouse (dont Bruno DE SOLAGES, qui participera régulièrement aux travaux de la société) et organise, en 1941, le fameux colloque sur L’histoire du travail et des techniques, un colloque qui sonnera comme un « acte de résistance », pour reprendre l’expression d’Isabelle GOUARNE.
  • C’est aussi au cours de ces années, dès 1940, qu’il rencontre celui qui deviendra son ami et collaborateur, Jean-Pierre VERNANT, avec qui il s’engagera dans la résistance au cours de l’année 1941, au sein de l’Armée secrète.
Après la guerre, la période toulousaine sera aussi marquée par des productions scientifiques importantes. Il y a bien sûr sa thèse, Les fonctions psychologiques et les œuvres, qu’il soutiendra en 1947, il y a aussi l’organisation du colloque sur Les ruptures de vie, Il y aussi la production de plusieurs textes, dont L’entrée dans l’humain, sans doute l’un des plus important qu’il ait écrit.
Cette période va faire l’objet des deux sessions qui vont suivre immédiatement cette introduction, nous ne l’évoquons pas davantage. Simplement, on l’aura compris, elle a retenu notre attention parce qu’elle constitue un moment particulièrement intense de l’existence de MEYERSON. Elle a retenu notre attention aussi parce que MEYERSON aura marqué de son empreinte la vie universitaire toulousaine de cette période, et bien sûr la psychologie.


Nous touchons ici à une seconde orientation que nous avons souhaitée donner à ces journées : une manière de rendre hommage à MEYERSON est de s’intéresser à son rôle dans l’installation de la psychologie universitaire à Toulouse, notamment au travers de sa rencontre avec Philippe MALRIEU.
Comme le souligne Caroline BARRERA, Ignace MEYERSON peut être considéré comme le premier universitaire a occupé un poste de titulaire pour enseigner la psychologie à la faculté des Lettres de Toulouse (en 1948 il devient titulaire de la nouvelle chaire de psychologie et de pédagogie).
A partir du mois de janvier 1948, il sera épaulé par Philippe MALRIEU, alors professeur de philosophie au lycée de Montpellier.
Les deux hommes vont tisser des liens très forts tout au long de leur carrière universitaire, pendant près de 36 ans.
L’examen de l’abondante de leur correspondance (plus de 600 lettres conservées aux archives nationales de Pierrefitte sur Seine) nous a semblé pouvoir apporter un éclairage intéressant sur l’affiliation intellectuelle entre les deux hommes, mais aussi sur la manière dont Philippe MALRIEU va succéder à Ignace MEYERSON, au début des années 1950, pour installer les premières fondations de la psychologie universitaire à Toulouse : première licence à partir des certificats déjà existants, premières orientations scientifiques aussi des premiers séminaires qui préfigureront le premier laboratoire de psychologie. Nous y consacrerons une session demain matin.


Enfin, la troisième orientation prise par ces journées traduit une tentative de mise en perspective de la psychologie historique avec nos propres travaux scientifiques. Il s’agit, non pas de suivre le programme de la psychologie historique, une telle entreprise est bien au-dessus de nos forces, mais d’essayer plutôt de montrer en quoi l’œuvre de MEYERSON peut venir inspirer nos activités dans les champs disciplinaires qui sont les nôtres. Il s’agit ainsi d’ouvrir des réflexions sur la façon dont les travaux de MEYERSON peuvent être rapprochés de ceux de VYGOTSKI, cette autre grande figure de la psychologie « culturelle », pour reprendre la dénomination de Jérôme BRUNER, sur leur actualité dans le champ du travail,
sur la manière, enfin, dont ces travaux peuvent inspirer des recherches en éducation.


Pour conclure ce propos introductif, nous voudrions adresser nos remerciements à Alain BAUBION-BROYE. Alain ne pourra pas être avec nous. Il a cependant accompagné la préparation de ces journées depuis le départ, avec ses connaissances sur la vie et l’œuvre de MEYERSON, avec son exigence aussi vis-à-vis des orientations que nous prenions (quelque peu dispersées à son goût !), avec la curiosité qui le caractérise.
Alain s’est montré soucieux, lors de nos échanges, que ces journées puissent s’adresser aux nouvelles générations.
Ce souci de la transmission n’est pas nouveau chez lui, les lecteurs du Bref, le petit journal du laboratoire LPS-DT, le savent bien.
Le 27 février 2012, à l’occasion de la date anniversaire de la mort de Philippe MALRIEU, il écrivait : « Nous souvenir ensemble … sans que le passé soit une obsession triste non plus qu’une hantise. Considérer que se souvenir est l’acte constitutif de la « mémoire transgénérationnelle » à laquelle n’est pas étrangère l’idée d’œuvre, chère à Philippe, à la suite de Meyerson ».
« Se souvenir ensemble » comme acte constitutif d’une « mémoire transgénérationnelle », on ne pouvait pas mieux dire l’intention fondamentale de ces journées d’études.

Bruno Fondeville, EFTS
23 novembre 2023